À chaque fois que je prends la route qui mène de Sisteron à Grenoble, l'approche du col de Lus la Croix Haute me fait penser à Twin Peaks, la belle série de David Lynch et Mark Frost. Les pins et les montagnes, sans doute. Les scieries. Le brouillard, l'ambiance mystérieuse qui se dégage de ces espaces ouverts, dans lesquels la présence humaine est d'évidence rare.
Depuis
un moment, l'idée de venir courir dans le coin me trottait derrière
la tête. Quand j'ai eu vent de l'organisation d'une course sur La
Faurie, j'ai entendu le thème entêtant d'Angelo Badalamenti. J'ai
revu les images du générique de Twin Peaks. C'était absurde, bien
sûr. L'idée est venue, puis repartie.
Quelques
jours avant la course, toujours pas d'inscription. Le lundi, avec un
ami, nous faisons une belle sortie entre Sisteron, la ville dans
laquelle j'ai grandi, et Digne, celle dans laquelle je suis né. 55
bornes superbes par les montagnes, et à l'arrivée l'envie d'en
faire plus. Je regarde les calendriers, et retombe sur l'annonce du
Trail des Cimes du Buëch. Il faudra attendre le samedi soir pour que
je me décide, un peu inquiet quant à ma capacité à récupérer.
Dimanche,
réveil aux aurores, départ sur les routes nues. Quand j'arrive à
La Faurie, les montagnes ne semblent pas encore tout à fait
éveillées, mais les bénévoles, eux, sont déjà là. Je prends un
dossard et fais vaguement semblant de m'échauffer... Nous ne sommes
qu'une petite cinquantaine sur la ligne de départ de ce 42km, ça
risque de partir tranquillement.
Le
départ est donné à 7h, dans l'herbe humide. Après quelques
encablures dans les champs, la trace part directement dans la pente,
une belle montée assez régulière vers un premier sommet, 800
mètres plus haut. Nous sommes trois devant, mais je ne connais pas
les deux autres coureurs. Au milieu de la montée, entre deux
branches de chênes, une forme brune apparaît. Une tête se tourne.
Une biche nous regarde, surprise de voir des coureurs s'aventurer
chez elle, puis elle disparaît. Ce n'est plus Twin Peaks, mais Stand
by Me, le beau récit initiatique de Stephen King. On échange
quelques mots avec Robin Lamothe, le futur vainqueur. Il n'a pas vu
l'animal, et semble le regretter.
Je
prends la tête sans que le cardio ne s'emballe, mais les jambes sont
un peu dures des efforts du début de semaine. Robin passe
facilement, il a une belle aisance dans les portions les plus raides.
Je sens qu'aujourd'hui je ne pourrais pas suivre, mais ce n'est pas
bien grave. Je bascule donc au sommet avec Fred Oyaga, spécialiste
d'ultras, avec qui nous échangeons un peu sur les rares sections
roulantes. Après un tout petit bout de piste, nous revenons sur des
sections qui semblent ouvertes pour l'occasion, les rubalises se
perdant entre les fourrées et les arbustes. Le terrain est
technique, il est difficile de courir, même sur le plat. Une
descente droit dans la pente nous ramène à ce qui fait le sel de ce
sport, et nous renseigne sur l'esprit du tracé : ce sera roots,
brut, et sans concession.
Ma
cheville droite tourne violemment sur la fin de cette section, dans
un moment d’inattention. Fred s'inquiète pour moi, mais je le
rassure vite : ça a l'air de tenir. Je mets quand même un bon
coup de frein à main, la douleur est assez vive et je n'ai pas envie
de m'arrêter tout de suite – les paysages sont magnifiques,
sauvages, et je veux voir la suite. Ce nouveau rythme semble convenir
à Fred, et tandis que nous discutons on voit revenir un coureur longiligne.
Il s'agit de Ludovic Gouge, il est arrivé en catastrophe sur la
ligne de départ, n'a pas eu le temps de s'échauffer et a un peu
souffert dans la première montée, mais il avance bien. Je lui
emboîte le pas dans une section montante menant vers de nouvelles
crêtes, Fred est un peu plus en difficulté quand le chemin s'élève.
Au
second ravitaillement, aux alentours du 17eme kilomètre, nous nous
tenons tous les trois en une minute, tandis que Robin a pris une
dizaine de minutes d'avance. Le parcours monte alors vers sa partie
haute, et nous découvrons un enfer magnifique, balayé par le vent.
Il fait soudain très froid, et il nous est presque impossible de
courir – chaque bourrasque nous envoyant chercher un appui
hasardeux. Je suis pétrifié, mais aussi stupéfait par les beautés
qui s'offrent à moi : ce passage est absolument superbe, et
offre un point de vue panoramique qui touche au sublime. En peu de
temps, les écarts se sont creusés. Robin est loin. Ludovic aussi,
une simple silhouette orangée quelques centaines de mètres plus
loin. Fred, derrière, a disparu. Je suis seul au milieu de
l'immensité.
À
intervalles réguliers, les bénévoles, bienveillants, cherchent à
me rassurer. Le vent couvre nos voix, et je ne sais pas s'ils
entendent ce que je dis. Ils sont plus courageux que nous, à
attendre ainsi sans bouger pendant des heures pour s'assurer que les
coureurs puissent passer en toute sécurité. Je reviens sur une
personne, assise, que je n'arrive pas à identifier. C'est Ludovic,
il a brutalement chuté à cause du vent, son genou est entaillé, sa
voix tremble. La course passe au second plan, et nous regardons
ensemble en direction d'une tâche jaune fluo, le prochain bénévole.
Je lui dis que je vais prévenir les secours, mais Ludovic me suis
courageusement, il serre les dents. Dans la descente suivante, qui
nous amène vers un ravitaillement, il semble hésiter à s'arrêter.
Il a pourtant toujours une belle foulée, et je ne m'inquiète plus
trop pour lui – c'est le choc qui parlait, et la blessure est sans
gravité.
Au
30eme kilomètre, dernier ravitaillement, nous arrivons ensemble,
mais Ludovic repart un peu plus vite que moi. La fatigue s'est bien
installée, et je sais que le parcours nous réserve une dernière
montée que je crains beaucoup – il s'agit donc de gérer, la
course est belle et je ne veux surtout pas finir avec des crampes, et
gâcher cette belle journée. J'ai probablement raison de temporiser,
car après quelques kilomètres de bosses aux courbes tranquilles, se
présente face à nous un mur terrible : le sentier forme un
sillon brun qui trace une ligne droite entre les arbres, vers les
hauteurs. C'est un chemin joueur, qui s'amuse régulièrement à nous
faire croire qu'il compte redescendre vers l'arrivée, et continue
toujours de monter.
Quand
la descente vient enfin, c'est pour nous réserver un sort
encore plus terrible que la montée : c'est technique, sinueux,
raide, il est difficile de courir et le village semble encore loin.
Une dernière partie plus roulante semble annoncer l'arche d'arrivée,
mais les apparences sont toujours trompeuses : un dernier petit
single, en balcon nous fait contourner les axes principaux. Ce
passage, qui serait roulant à l’entraînement, devient une torture
après cinq heures de course. Je trouve finalement les forces de
courir jusqu'à la ligne d'arrivée, pour terminer en troisième
position. Fred arrivera une quinzaine de minutes plus tard, à bouts
de force.
Je
suis heureux du résultat, mais surtout d'avoir trouvé sur cette
première édition du parcours long du Trail des Cimes du Buëch tout
ce qui m'a donné envie de mettre un dossard : une organisation
conviviale, une épreuve très exigeante mais bien encadrée, un lieu
d'échanges. Cette course est mieux organisée que des événements
qui réunissent dix fois plus de personnes, ce qui laisse pantois. En
attendant les récompenses, les échanges se poursuivent entre les
coureurs. Robin, qui a pourtant largement dominé la course,
m'explique qu'il a terminé la dernière montée avec des bâtons de
fortune, de simples branches ramassées au bord du chemin. Il s'est
écroulé sur la ligne d'arrivée.
Finalement, les cimes du
Buëch n'avaient rien à voir avec les sommets de Twin Peaks, mais
c'est sans importance. Cette journée au cœur d'un pays que je ne
connaissais pas reste une belle parenthèse enchantée, qui a produit
son lot de nouvelles images. Les couleurs des sous-bois vont rester
en mémoire, certainement. L'ambiance de fin du monde des crêtes, à
coup sûr.
Crédits photos: Organisation.
Photogrammes: "Twin Peaks" "Stand by Me"
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