mardi 24 mai 2016

Trail des Cimes du Buëch 2016



À chaque fois que je prends la route qui mène de Sisteron à Grenoble, l'approche du col de Lus la Croix Haute me fait penser à Twin Peaks, la belle série de David Lynch et Mark Frost. Les pins et les montagnes, sans doute. Les scieries. Le brouillard, l'ambiance mystérieuse qui se dégage de ces espaces ouverts, dans lesquels la présence humaine est d'évidence rare.
Depuis un moment, l'idée de venir courir dans le coin me trottait derrière la tête. Quand j'ai eu vent de l'organisation d'une course sur La Faurie, j'ai entendu le thème entêtant d'Angelo Badalamenti. J'ai revu les images du générique de Twin Peaks. C'était absurde, bien sûr. L'idée est venue, puis repartie.

Quelques jours avant la course, toujours pas d'inscription. Le lundi, avec un ami, nous faisons une belle sortie entre Sisteron, la ville dans laquelle j'ai grandi, et Digne, celle dans laquelle je suis né. 55 bornes superbes par les montagnes, et à l'arrivée l'envie d'en faire plus. Je regarde les calendriers, et retombe sur l'annonce du Trail des Cimes du Buëch. Il faudra attendre le samedi soir pour que je me décide, un peu inquiet quant à ma capacité à récupérer.

Dimanche, réveil aux aurores, départ sur les routes nues. Quand j'arrive à La Faurie, les montagnes ne semblent pas encore tout à fait éveillées, mais les bénévoles, eux, sont déjà là. Je prends un dossard et fais vaguement semblant de m'échauffer... Nous ne sommes qu'une petite cinquantaine sur la ligne de départ de ce 42km, ça risque de partir tranquillement.



Le départ est donné à 7h, dans l'herbe humide. Après quelques encablures dans les champs, la trace part directement dans la pente, une belle montée assez régulière vers un premier sommet, 800 mètres plus haut. Nous sommes trois devant, mais je ne connais pas les deux autres coureurs. Au milieu de la montée, entre deux branches de chênes, une forme brune apparaît. Une tête se tourne. Une biche nous regarde, surprise de voir des coureurs s'aventurer chez elle, puis elle disparaît. Ce n'est plus Twin Peaks, mais Stand by Me, le beau récit initiatique de Stephen King. On échange quelques mots avec Robin Lamothe, le futur vainqueur. Il n'a pas vu l'animal, et semble le regretter.



Je prends la tête sans que le cardio ne s'emballe, mais les jambes sont un peu dures des efforts du début de semaine. Robin passe facilement, il a une belle aisance dans les portions les plus raides. Je sens qu'aujourd'hui je ne pourrais pas suivre, mais ce n'est pas bien grave. Je bascule donc au sommet avec Fred Oyaga, spécialiste d'ultras, avec qui nous échangeons un peu sur les rares sections roulantes. Après un tout petit bout de piste, nous revenons sur des sections qui semblent ouvertes pour l'occasion, les rubalises se perdant entre les fourrées et les arbustes. Le terrain est technique, il est difficile de courir, même sur le plat. Une descente droit dans la pente nous ramène à ce qui fait le sel de ce sport, et nous renseigne sur l'esprit du tracé : ce sera roots, brut, et sans concession.

Ma cheville droite tourne violemment sur la fin de cette section, dans un moment d’inattention. Fred s'inquiète pour moi, mais je le rassure vite : ça a l'air de tenir. Je mets quand même un bon coup de frein à main, la douleur est assez vive et je n'ai pas envie de m'arrêter tout de suite – les paysages sont magnifiques, sauvages, et je veux voir la suite. Ce nouveau rythme semble convenir à Fred, et tandis que nous discutons on voit revenir un coureur longiligne. Il s'agit de Ludovic Gouge, il est arrivé en catastrophe sur la ligne de départ, n'a pas eu le temps de s'échauffer et a un peu souffert dans la première montée, mais il avance bien. Je lui emboîte le pas dans une section montante menant vers de nouvelles crêtes, Fred est un peu plus en difficulté quand le chemin s'élève.



Au second ravitaillement, aux alentours du 17eme kilomètre, nous nous tenons tous les trois en une minute, tandis que Robin a pris une dizaine de minutes d'avance. Le parcours monte alors vers sa partie haute, et nous découvrons un enfer magnifique, balayé par le vent. Il fait soudain très froid, et il nous est presque impossible de courir – chaque bourrasque nous envoyant chercher un appui hasardeux. Je suis pétrifié, mais aussi stupéfait par les beautés qui s'offrent à moi : ce passage est absolument superbe, et offre un point de vue panoramique qui touche au sublime. En peu de temps, les écarts se sont creusés. Robin est loin. Ludovic aussi, une simple silhouette orangée quelques centaines de mètres plus loin. Fred, derrière, a disparu. Je suis seul au milieu de l'immensité.






À intervalles réguliers, les bénévoles, bienveillants, cherchent à me rassurer. Le vent couvre nos voix, et je ne sais pas s'ils entendent ce que je dis. Ils sont plus courageux que nous, à attendre ainsi sans bouger pendant des heures pour s'assurer que les coureurs puissent passer en toute sécurité. Je reviens sur une personne, assise, que je n'arrive pas à identifier. C'est Ludovic, il a brutalement chuté à cause du vent, son genou est entaillé, sa voix tremble. La course passe au second plan, et nous regardons ensemble en direction d'une tâche jaune fluo, le prochain bénévole. Je lui dis que je vais prévenir les secours, mais Ludovic me suis courageusement, il serre les dents. Dans la descente suivante, qui nous amène vers un ravitaillement, il semble hésiter à s'arrêter. Il a pourtant toujours une belle foulée, et je ne m'inquiète plus trop pour lui – c'est le choc qui parlait, et la blessure est sans gravité.




Au 30eme kilomètre, dernier ravitaillement, nous arrivons ensemble, mais Ludovic repart un peu plus vite que moi. La fatigue s'est bien installée, et je sais que le parcours nous réserve une dernière montée que je crains beaucoup – il s'agit donc de gérer, la course est belle et je ne veux surtout pas finir avec des crampes, et gâcher cette belle journée. J'ai probablement raison de temporiser, car après quelques kilomètres de bosses aux courbes tranquilles, se présente face à nous un mur terrible : le sentier forme un sillon brun qui trace une ligne droite entre les arbres, vers les hauteurs. C'est un chemin joueur, qui s'amuse régulièrement à nous faire croire qu'il compte redescendre vers l'arrivée, et continue toujours de monter.



Quand la descente vient enfin, c'est pour nous réserver un sort encore plus terrible que la montée : c'est technique, sinueux, raide, il est difficile de courir et le village semble encore loin. Une dernière partie plus roulante semble annoncer l'arche d'arrivée, mais les apparences sont toujours trompeuses : un dernier petit single, en balcon nous fait contourner les axes principaux. Ce passage, qui serait roulant à l’entraînement, devient une torture après cinq heures de course. Je trouve finalement les forces de courir jusqu'à la ligne d'arrivée, pour terminer en troisième position. Fred arrivera une quinzaine de minutes plus tard, à bouts de force.

Je suis heureux du résultat, mais surtout d'avoir trouvé sur cette première édition du parcours long du Trail des Cimes du Buëch tout ce qui m'a donné envie de mettre un dossard : une organisation conviviale, une épreuve très exigeante mais bien encadrée, un lieu d'échanges. Cette course est mieux organisée que des événements qui réunissent dix fois plus de personnes, ce qui laisse pantois. En attendant les récompenses, les échanges se poursuivent entre les coureurs. Robin, qui a pourtant largement dominé la course, m'explique qu'il a terminé la dernière montée avec des bâtons de fortune, de simples branches ramassées au bord du chemin. Il s'est écroulé sur la ligne d'arrivée.

Finalement, les cimes du Buëch n'avaient rien à voir avec les sommets de Twin Peaks, mais c'est sans importance. Cette journée au cœur d'un pays que je ne connaissais pas reste une belle parenthèse enchantée, qui a produit son lot de nouvelles images. Les couleurs des sous-bois vont rester en mémoire, certainement. L'ambiance de fin du monde des crêtes, à coup sûr.



Crédits photos: Organisation. 
Photogrammes: "Twin Peaks" "Stand by Me" 

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